En janvier 2010, Florence Aubenas, grande journaliste et reportrice française, s’est infiltrée incognito parmi les travailleurs précaires de Caen, ville choisie entre autres pour sa proximité avec Paris. À la manière d’une Nellie Bly ou d’une Anne Tristan, Florence Aubenas est devenue pour quelques mois Florence, une femme blonde avec lunettes, tout juste séparée de son mari. Elle s’est inscrite à Pôle Emploi à la recherche d’un CDI, avec le baccalauréat pour tout bagage.
Sa mission ?
Mesurer les effets de la crise évoquée à la fin des années 2010 (Caen est passé par la crise Moulinex dans les années 1990) et côtoyer au plus près les personnes les plus touchées par ce fléau. Voilà alors Florence, plongée dans un monde jusque-là inconnu pour elle, la journaliste qui a sillonné les quatre coins du globe pour couvrir courageusement des conflits dramatiques, comme l’Irak ou la Syrie. Mais attention, les agences de Pôle Emploi ne sont pas dénuées de risque ! Des incidents de plus en plus nombreux y surviennent, ainsi que le note notre « espionne » : « un registre spécial baptisé “cahier de sécurité” a été ouvert pour les collecter (…) ».
Sa spécialité ?
Agente de nettoyage. À la suite à un bref entretien avec une conseillère de Pôle emploi, Florence est orientée vers la recherche de contrats en tant que femme de ménage. Après une formation « Métiers de la propreté » avec maniement de « La Bête », une monobrosse pour nettoyer les sols, un atelier « Curriculum vitæ » et un « accompagnement dans la recherche d’emploi », voilà notre agente prête pour ses premières missions. Elle rencontre au passage des coéquipières et coéquipiers attachants dont elle brossera quelques portraits touchants : Karine, Philippe, Victoria, Fanfan, puis suivront Marilou, Sylvie, Mimi, Marguerite, Françoise, etc.
Première affectation
Ce sera le ménage sur le ferry de Ouistreham, un poste dangereux : « N’y va pas », « ne réponds pas (…), c’est le bagne et la galère réunis (…) ». Mais rien ne rebute notre brave Florence. Au petit matin, armée de son tracteur, une Fiat Panda de fortune gentiment prêtée par sa copine Victoria, elle se rend au port d’embarquement du ferry. La tâche n’est pas facile. Sous les ordres de Mauricette, il s’agit « d’astiquer les sanis » des cabines dans un espace minuscule, à un rythme effréné : « en un quart d’heure, mes genoux ont doublé de volume, mes bras sont dévorés de fourmis (…) je n’arrête pas de me cogner dans les gens, les meubles, je ne suis pas loin d’éborgner une collègue avec un pulvérisateur (…) ».
D’heure en heure…
Les missions s’enchaînent (Camping du cheval blanc, blanc, bureaux dans une ZAC), à des heures incongrues, toujours difficiles : « il me semble avoir déjà une journée dans les jambes, alors que je n’ai travaillé que deux heures (…) Je reviens du ferry à 23 h 30, je me lève à 4 h 30, pour le premier ménage. Dormir est devenu une obsession (…) ». Florence observe attentivement et décrit le courage et l’ardeur avec lesquels les agentes (la plupart du temps), rompues aux tâches les plus rudes, s’exécutent sans broncher. Parfois, les rapports se tendent. Ainsi, Florence reçoit un seau d’eau dans le visage à la suite d’une incompréhension et se voit renvoyée. Mais le plus souvent, l’entraide est de mise entre les agentes.
De rares moments de douceur
Un café avec les copines, un pique-nique avec méchoui où « l’on se sent glisser lentement vers une douceur attendrie, dans un parfum de noce (…) », une sortie avec Philippe, la contemplation de la mer, etc. Ces rares moments de détente, souvent grappillés entre deux missions, apportent un peu de réconfort.
Le bilan
Le cœur est serré à la lecture du roman Le Quai de Ouistreham. Après Hugo, Zola ou Dickens, plus récemment E. Filhol ou R. Linhart, c’est une nouvelle représentation du monde du travail et de ses injustices sociales que donne à voir Florence : des missions difficiles pour des salaires dérisoires. Parfois, des agentes craquent. Mais, la plupart du temps, prédominent la bonne volonté, et l’esprit d’équipe. Voilà ce qu’écrit Florence lors d’une mission avec Thérèse, qui résume bien l’ambiance dans laquelle elle aura baigné tout au long de son enquête : « Je fais équipe avec Thérèse, par ailleurs employée municipale et vacataire dans une supérette. Avec les légumes du jardin, le mari cantonnier, la famille s’en sort. Elle va me montrer comment assurer les “sanis”, en professionnelle. On démarre. Cette sorte de chaleur, que je commence à bien connaître, monte doucement dans ma poitrine. Bientôt, j’ai l’impression qu’une fumée va me sortir des yeux et des narines. Mais non, elle reste, brûlante, enfermée à l’intérieur. Je la sens, parfois, qui couve, jusqu’au moment où je rentre chez moi. Thérèse va trois fois plus vite, sans même paraître avoir chaud. Je trébuche et je tombe. Elle n’ose pas rire. Elle dit que je ne dois pas m’inquiéter, elle a mis dix ans à s’habituer (…) ».
Retrouvez Le Quai de Ouistreham sur le site Internet Éditions points.
Critique littéraire du roman autobiographique Le Quai de Ouistreham rédigée par Anne AMERICH